C’était l’année 1997 et j’avais besoin de m’évader après une année folle et pas tout à fait saine. J’ai annoncé à ma grande complice que j’avais envoyé ma candidature au Club Med.
Elle m’a répondu : « Bonne idée! Moi je pense que tu vas partir sur le voilier, avec l’expérience que t’as! »
À savoir que le voilier était réservé aux G.O.[1] qui avaient de l’expérience et qui étaient en sorte les « tops » de leur village. Le bateau leur était donc offert en guise de récompense. Forte de mon expérience en tant qu’agente de bord, mon passage en tant que monitrice de camp, mon bilinguisme et mon expérience globale, j’étais pour ainsi dire la candidate idéale pour le voilier. Elle avait donc raison. Il ne fallut pas plus de deux semaines pour que l’on m’annonce que j’avais moins d’une semaine pour faire mes valises. C’est donc en mars que je me suis envolée vers la Martinique pour aller rejoindre le Club Med 1, le plus grand voilier de l’époque.
L’équipe de la saison étant déjà complète, il aurait normalement fallu que j’attende la prochaine saison pour embarquer à bord du voilier. Cependant, une hôtesse québécoise devait partir à cause d’une urgence familiale. J’allais donc la remplacer en plein milieu de la saison. Le « timing » était impeccable. L’équipe des G.O. comptait principalement des Français, des Allemands, des Anglais (Britanniques), des Italiens et très peu de Québécois/Canadiens. Il s’agissait d’un bateau français et les G.O. européens y étaient fortement privilégiés. Si ce n’avait été de cette urgence familiale pour cette G.O., je doute que j’aurais abouti sur ce merveilleux bateau à cinq mats.
J’avais en tête d’aller au Club Med pour m’amuser et, surtout, ne pas trouver l’amour. J’avais envie d’être seule. Moi qui ne connaissais que les relations de longues durées, je désirais explorer la gent masculine, m’amuser un peu.
J’ai fait mes au revoir à Montréal et mon aventure a commencé dès mon arrivée en Martinique, à minuit, alors que l’aéroport était vide. Quelqu’un devait m’y attendre, mais il n’y avait personne hormis un G.O. du village venu accueillir les vacanciers. Je lui ai expliqué ma situation, après quoi il a précisé que le voilier ne serait là que le lendemain après-midi. Il m’a alors invitée à passer la nuit au village, ce que j’ai trouvé plutôt sympathique et rassurant.
Je suis arrivée au village en pleine soirée festive (à vrai dire, toutes les soirées au Club Med sont festives) où un autre G.O. fort amical m’a assigné une chambre et m’a invitée à venir faire la fête. Ma chambre était immense, j’y serais bien restée une semaine. J’ai toutefois décliné l’invitation de me joindre à la soirée, car j’étais claquée, le vol entre Montréal et New York à bord d’un petit avion à hélices avec de la turbulence à souhait m’ayant laissée avec des nausées (même une ancienne agente de bord n’est pas à l’abris du mal de l’air). Je voulais être en pleine forme pour mon arrivée à bord du bateau le lendemain, alors c’était bel et bien l’heure du dodo!
Puisque le bateau n’allait être à quai qu’en après-midi, j’ai décidé de profiter de la plage. Ma crème solaire étant restée dans ma grosse valise qui se trouvait à la réception, j’ai préféré être sage et rester à l’ombre… Il n’a fallu que moins de deux heures à l’ombre d’un parasol, sur une plage magnifique, près d’un lagon, avec une brise délicieuse, pour me brûler la peau au deuxième degré. Moi qui ne brûle jamais au soleil, pas même dans les tropiques! Ma peau, n’ayant pas vu le soleil tropical pendant plusieurs années, avait perdu la mémoire… J’ai donc passé ma première soirée sur le Club Med 1 à l’infirmerie. Je me trouvais assez championne! Quelle belle première impression j’allais faire avec mon coup de soleil…
J’ai été complètement émerveillée par le voilier, sa majestuosité m’ayant laissée bouche bée.
Le lendemain, j’ai rencontré mon équipe. Déception. Tout le monde avait l’air vraiment gentil, mais je ne voyais aucun potentiel idyllique. J’ai même écrit à mes amies de Montréal que j’allais être bien sage à bord de ce voilier, car aucun membre de l’équipage ne m’intéressait. Qu’à cela ne tienne, j’étais au paradis.
C’est donc avec une brûlure au deuxième degré (cloques d’eau and all) que j’ai fait le tour des îles des Caraïbes, sans vraiment pouvoir en profiter – je devais rester habillée de la tête aux pieds. Néanmoins, j’ai admiré les paysages tous plus spectaculaires les uns que les autres. Le voilier avait accès à quelques îles privées au milieu d’une mer turquoise translucide… c’était à couper le souffle!
Plusieurs semaines se sont écoulées et il m’a fallu un certain temps pour prendre mes repères et me sentir bien à l’aise, mais j’étais bien entourée. J’étais G.O. hôtesse à la réception et j’avais comme rôle d’assurer les arrivées et les départs (qui étaient plutôt intenses avec plus de 300 passagers qui veulent être servis en même temps – mais j’aimais la montée d’adrénaline qu’ils me procuraient), d’informer les G.M. (on appelle les passagers « gentils membres ») sur les destinations, les activités et autres, d’être hôtesse pour les entrées de restaurant matin et soir et d’agir en tant qu’accompagnatrice lors de tours guidés. Somme toute, un emploi varié et fort agréable.
Ce n’est qu’à la fin de la saison dans les Caraïbes qu’un G.O. de l’économat (restauration) m’a appelée dans son bureau pour me demander comment on traduisait « homard » en anglais (évidemment, ce n'était qu'un prétexte pour me parler). Ce n’est qu’à ce moment que j’ai remarqué ses yeux bleus derrière ses lunettes rondes. Il était plutôt mignon, quoique les blonds aux yeux bleus ne m’attiraient pas particulièrement.
J’ai mis quelques jours pour le remarquer à nouveau… C’était étrange, car il ne me laissait pas indifférente malgré ses cheveux blonds, moi qui préférais les grands aux cheveux foncés. Cela dit, le dernier grand aux cheveux foncés m’ayant fait souffrir et étant une des causes de mon exil, c’était peut-être un signe.
J’ai dit à ma copine de chambre, une Allemande pas super rigolote mais sympathique, qu’il m’intéressait drôlement, cet économe. Il avait un humour enfantin déroutant. C’est avec une blague de gamin, et quelque peu osée, qu’il est arrivé à me charmer. Une autre fille l’aurait peut-être giflé. Moi, j’ai éclaté de rire.
Il était en effet bien charmant ce Français aux cheveux blonds et aux yeux aussi bleus que le ciel des tropiques. Je ne cessais de penser à lui, et mon rythme cardiaque augmentait dès que j’entendais le bruit de son impressionnant trousseau de clés.
Malgré notre petite idylle plutôt intense, j’étais déterminée à ne pas m’attacher. J’étais là pour m’amuser. Pourtant, après quelques jours seulement, j’ai dit à Vanessa (l'Allemande) : « Je vais l’épouser. » Elle m’a traitée de dingue. Elle avait probablement raison. Je n’avais jamais dit une telle chose, même pendant une très longue relation. Seulement, j’avais le sentiment indéniable que j’allais finir mes jours avec lui.
Une soirée mémorable à Malaga, en Espagne, avec mon Français blond et son équipe d’économat m’a valu une réprimande de ma chef hôtesse. Je n’étais pas à la présentation G.O. la veille au soir. J’ignorais que je devais y être, personne ne m’en avait informé. Tant pis, elle pouvait me faire la tête, j’avais passé une soirée merveilleuse aux côtés de mon chéri. D’ailleurs, nous avons nommé notre première chatte Malaga, en souvenir de cette soirée.
Quelques jours plus tard, c’était le départ de la Martinique pour la grande traversée transatlantique. Un départ spectaculaire et émouvant avec déploiement des voiles sur la pièce Conquest of Paradise, composée par Vangelis et entendue dans le film « 1492 Christophe Colomb ». Imaginez : les voiles se déploient alors que la musique commence, puis le bateau s’éloigne du port en prenant le large pour un voyage de dix jours en haute mer avant de retrouver la Méditerranée. J’en ai encore des frissons en entendant cette pièce qui évoque en moi de puissants souvenirs.
Dix jours en mer avec un orchestre complet qui donnait des concerts sur le pont arrière au bord de la piscine. Le champagne coulait à flots, les après-midis étaient passés à discuter avec des gens richissimes plus âgés, ayant du vécu et des histoires captivantes à raconter, ou à jouer aux cartes avec des dames charmantes à l’humour débordant. Dix jours à admirer les tortues géantes nager aux côtés du bateau. Dix jours à ne voir que l’eau et le ciel à perte de vue. Dix jours et nuits à la fois surréalistes et époustouflants. J’aurais tant voulu que mes amies soient avec moi pour vivre cette même expérience extraordinaire.
L’arrivée à Lisbonne, au Portugal, n’en était pas moins grandiose. Mon amant et moi étions sur le pont au crépuscule pour avoir la chance de voir le banc de dauphins accompagner le voilier au port. J’étais sans mots. Si seulement j’avais pu plonger pour nager avec eux.
Notre idylle tirait à sa fin, car mon « mec » allait quitter le bateau à Toulon pour commencer sa nouvelle saison au village Club Med de Yasmina, au Maroc. La nuit avant son départ, c’est le sommeil qui l’a emporté. Épuisé, il était tombé dans un sommeil profond. C’est à l’aube qu’il m’a finalement quittée pour une autre, car oui, il était déjà en couple.
À ma grande surprise, je n’étais pas triste. Je savais qu’il me reviendrait. Je ne pouvais l’expliquer. Je ne savais pas pourquoi ni comment. C’est avec la plus grande paix que je l’ai laissé partir vers une autre, à celle qu’il s’était promis.
C’est donc sans lui que j’ai entamé ma saison en Méditerranée où j’ai découvert un nouveau monde avec curiosité et éblouissement. Les Cyclades en Grèce, avec Santorin et Mykonos, mon île fétiche que je me faisais un devoir de visiter à chaque arrêt. Son île surpeuplée de pélicans et de chats me séduisait. La Turquie, avec Istanbul qui me déstabilisait complètement. Je me sentais si loin de chez moi, dans ces souks où j’étais charmée par les odeurs et les marchands souriants. Kusadasi, un petit port qui abritait une boutique de confection de pantalons de cuir, où l’on m’a offert un café. Offre à laquelle ma copine a spontanément répondu « Elle ne boit que du Coca ». Le propriétaire a alors envoyé son fils me chercher un Coca-Cola au marché du coin, malgré mes protestations. Les Turcs étaient adorables, un peuple vraiment attachant. Presque la totalité de l’équipe G.O. est repartie avec un pantalon de cuir fait sur mesure, un pantalon d’une qualité supérieure pour un prix presque trop modique. Puis, à Antalya, toujours en Turquie, l’équipe a passé une soirée féérique dans un restaurant-club en bord de falaise. La marche pour s’y rendre était cahoteuse et incertaine, mais l’arrivée sur ce lieu somptueux nous a toutes laissées ébahies par sa beauté. L’endroit était en partie taillé dans la falaise, surplombant la mer. Le coucher du soleil a accompagné notre repas avant que le restaurant se transforme en boîte de nuit feutrée, munie de grands canapés carrés en cuir blanc, qui accommodaient plus d’une dizaine de personnes à la fois. Le lendemain, nous nous demandions si nous avions rêvé.
Je faisais une razzia sur des fraises Tagada (dont je raffole toujours) à Bonifacio, en Corse. J’ai visité la Sicile avec le médecin du bateau, un grand ami, où, en nous perdant, nous avons trouvé un petit resto dans une ruelle. Un minuscule café, avec comme terrasse deux petites tables sur le côté du mur, longeait la ruelle. Une adorable petite fille nous fixait du regard avec ses grands yeux foncés et nous souriait, alors que la propriétaire, sa grand-mère, probablement, nous apportait un repas sans même nous avoir demandé ce que nous avions envie de manger. J’ignorais ce qu’il y avait dans mon assiette, mais c’était délicieux. Nous y aurions passé le reste de la journée volontiers, mais le bateau nous attendait.
Le voilier avait plusieurs destinations : Malte, Capri, le territoire de Gibraltar et j’en passe. J’ai même eu le privilège de passer un bon moment sur la Côte d’Azur, dont Cannes et l’hôpital de Saint-Tropez, où mon ami médecin m’a accompagnée pour une blessure au genou. J’en suis ressortie avec une attelle allant du haut de la cuisse à la cheville, que je devais porter pendant deux mois. Plus de spectacles, plus de randonnées, que de la réception. Au moins, je n’étais pas rapatriée chez moi, ce qui aurait pu être le cas. Le manque d’exercice, combiné avec la nourriture du bateau, riche en sauces et en pains frais, m’a fait prendre une dizaine de kilos. Soit.
J’ai eu un réel coup de cœur pour la côte italienne, notamment Portofino, petite ville chérie en falaise, avec ses gelato à vous rendre folle. J’ai essayé de descendre à chaque port, ne serait-ce qu’un instant. Je suis descendue à Barcelone malgré mon temps limité, car on m’avait dit qu’il y avait un zoo à voir absolument. Je trouve toujours mon chemin vers les animaux, où que je sois. Je me suis donc jointe à un groupe de Mauriciens (qui assuraient le service à bord du bateau) pour me rendre au zoo. Cependant, puisque je devais vite rentrer pour mon quart de travail, la visite du zoo s’est faite à la course (littéralement). Cela s’est fait tellement rapidement, que je n’ai comme seul souvenir le gorille albinos. Mon retour du zoo jusqu’au bateau s’est aussi fait en joggant, puisque je ne parlais pas espagnol et ma timidité m’empêchait de sauter dans un taxi (un peu trop sotte pour réaliser que le chauffeur parlait probablement anglais).
Les expériences inoubliables sont nombreuses. La visite du navire Queen Elizabeth II m’a laissée absolument stupéfaite! Notre voilier adjacent ressemblait à une fourmi à côté de ce paquebot gigantesque dont l’intérieur était digne du Titanic. Les plongées en apnée dans la mer bleue et les grottes en Grèce me procuraient un calme serein. Les soirées turques organisées par notre chef de village, les visites de ruines à Athos, les semaines où nous étions seuls à bord du voilier, sans passagers, à profiter de chaque instant. Les nombreuses répétitions de spectacles en pleine nuit, ou au soleil brillant, sur le pont supérieur qui offrait une vue d’une beauté indescriptible. Je pourrais écrire un livre entier.
On y passerait sa vie. Malgré le fait que mes amies et ma famille me manquaient incroyablement, j’avais l’intention d’y passer encore une année, car on m’avait offert de rester une autre saison à bord du bateau jusqu'en Polynésie française, en passant par le canal de Panama. Cette fois, je n’aurais pas été hôtesse, mais bien régisseuse de spectacles. Je jubilais. Quelle chance! Plusieurs de mes coéquipiers feraient le voyage aussi. Hélas – ou pas –, le destin en a décidé autrement.
J’ai reçu un message par télécopie. Il faut savoir que la communication à bord du voilier (télécopieur, téléphone) était excessivement coûteuse. Les cellulaires n’existaient pas à cette époque. Le message disait « Merci d’appeler Emmanuel dès que possible. » Le message était envoyé par son père. Eh oui, mon charmant Français s’appelle Emmanuel. Nous étions restés en contact, par écrit, pendant tous ces mois. Voilà maintenant qu’il me demandait de l’appeler.
Je suis descendue au port suivant pour l’appeler d’une cabine téléphonique, ce qui m’a encore valu une réprimande, car j’étais en retard pour accueillir les passagers au restaurant. Emmanuel était clair : « Je veux passer ma vie avec toi. J’ai quitté le Maroc. Si tu veux, je partirai avec toi au Québec. » J’étais stupéfaite et je lui ai demandé vingt-quatre heures pour y penser. J’avais un choix à faire. Le bateau ou l’amour? Les deux choix présentaient une aventure.
J’ai demandé à Emmanuel de venir me rencontrer à Cannes pour en discuter en personne. Je n’ai eu aucun doute en le voyant. C’était lui. L’amour de ma vie.
J’ai informé mon chef de village de ma décision de ne pas continuer l’aventure, et quelques jours plus tard, j’ai fait mes adieux à mon équipe alors que ma saison se terminait.
Aussitôt Emmanuel arrivé, j’en ai oublié le bateau. Il n’y avait que lui. Nous avons passé deux semaines dans sa famille en France avant de rentrer au Québec. Je suis restée lovée contre lui pendant plusieurs mois avant qu’il reparte pour la France dans l’attente de son visa. Nous avons été séparés pendant sept mois, hormis une escapade de trois jours, lorsqu’il est venu me rejoindre à Montréal.
Son retour officiel s’est fait avec le diamant qu’il a mis à mon doigt quelques heures après son arrivée. Nous n’aurions jamais dû nous rencontrer… Et pourtant, nous avons célébré nos vingt ans de mariage en 2019! Digne histoire des grands romans, cet amour normal et réel, nous le vivons toujours, non sans aucune péripétie, que nous gérons avec beaucoup d’humour.
Ce récit est pour toi, Emmanuel… mon charmant petit con.
Note : Il m’est important de mentionner que je ne connaissais pas la copine d’Emmanuel à l’époque, alors qu’elle m’apparaissait comme fictive. Elle est depuis devenue une bonne amie pour qui j’ai le plus grand respect. Grazie Barbara!
[1] Les employés au Club Med sont de « gentils organisateurs », appelés « G.O. ».
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